Les laures palestiniennes

En Palestine, dans le sillage du monachisme égyptien, est née très tôt une forme de vie semi-érémitique, qui combinait la vie des solitaires du désert avec un minimum de structure communautaire, permettant aux moines de se soutenir et de recevoir un cadre à leur chemin de conversion. Vivant la plupart du temps seuls dans leur cellule, les frères se retrouvaient le samedi et le dimanche pour les célébrations liturgiques et des activités communautaires, avant de repartir vers leur solitude. Ces laures, illustrées par des saints comme Chariton, Euthyme, Sabas, sont le modèle d’autres formes de vie apparues plus tard, en particulier les Chartreux et le Carmel.

Les origines

La vie monastique en Palestine commence avec saint Hilarion (291-371), disciple de saint Antoine venu s’établir comme ermite dans le désert de Maïouma près de Gaza. À sa suite, de nombreux solitaires s’installent aux environs de Jérusalem et de Jéricho dans la plaine du Jourdain.

Progressivement se dessine un nouveau genre de vie monastique, à mi-chemin entre le style des grandes communautés cénobitiques et celui des ermites du désert d’Égypte, indépendants dans leur cellule : des groupements de quelques frères, vivant chacun dans sa cellule, mais avec le soutien d’une vie communautaire, sous la direction d’un supérieur.

C’est l’ermite saint Chariton (vers 270-vers 350) qui inaugure ce genre de vie, avec la laure de Pharan, au nord de Jérusalem, en réponse à la sollicitation de disciples qui viennent le rejoindre dans sa grotte d’ermite. Débordé par l’afflux de disciples, il fondera deux autres laures, Douka et Souka.

Dans les laures (mot désignant le sentier qui relie les cellules), les moines vivent en solitaire dans leur cellule durant la semaine, y priant et y travaillant de leurs mains ; le samedi et le dimanche, ils se rejoignent pour célébrer l’Eucharistie et l’office divin dans l’église communautaire ; ils partagent aussi un repas en commun, et écoutent les exhortations de l’abbé, à qui ils sont soumis par l’obéissance. Puis ils regagnent leur cellule, avec les provisions destinées à la semaine. Avant d’accéder à cette vie très solitaire, qui demandait une maturité spirituelle déjà bien établie, pour permettre au moine de mener sa vie contemplative de manière autonome dans la solitude, les candidats effectuaient la plupart du temps un noviciat dans un monastère cénobitique, où des anciens les initiaient à la prière, et où la vie commune leur permettait de s’affermir dans la vertu.

Le nombre des laures va se multiplier en Terre sainte, sans toutefois dépasser celui des monastères cénobitiques, qui attirent des communautés en général beaucoup plus nombreuses.

Euthyme et Sabas

Outre Chariton, deux grands fondateurs de laures sont restées dans la mémoire de l’Église : Saint Euthyme et saint Sabas, dont saint Cyrille de Scythopolis, disciple de Sabas, a écrit la vie, avec celle d’autres saints moines de son temps.

Prêtre du diocèse de Mélitène en Cappadoce, saint Euthyme le Grand (377-473).fut chargé par son évêque des monastères du diocèse, et se fit finalement moine de la laure de Pharan, puis ermite, avant de fonder sa propre laure dans le désert de Juda, connu ensuite sous le nom de monastère Saint-Euthyme. Il participa au concile de Chalcédoine pour y défendre la foi orthodoxe.

Notre vénérable père Euthyme, guidé par l’Esprit Saint, arriva à Jérusalem la vingt-neuvième année de son âge (août 406/août 406) et, après avoir adoré la sainte Croix, la Sainte-Anastasis et les autres saints lieux, lorsqu’il eut visité les pères théophores du désert et appris à connaître la vertu et le genre de vie de chacun d’eux, ayant mis un sceau sur son âme il s’en vint à la laure de Pharan distante de six milles de la ville sainte, et, amant de la solitude, demeura dans une cellule d’anachorète hors de la laure sans posséder absolument rien des biens de ce monde. Cependant il apprit à fabriquer des cordes pour n’être à charge à personne, mais au contraire donner part du fruit de son labeur aux gens dans le besoin. Comme il s’était libéré de tout soin terrestre, il n’eut plus que ce seul souci : comment plaire à Dieu par les prières et par les jeûnes. Mais c’est aussi à toute sorte de vertu qu’il donnait son attention et, tel un excellent laboureur, il coupait à la racine l’épine des passions, et se purifiant des mauvaises pensées et « de tout sentiment d’élévation contraire à la connaissance de Dieu », accomplissant la parole du prophète : « Défrichez-vous un champ nouveau de ne semez pas dans les épines. »

[…]

La bienheureuse Eudokia édifia pour le Christ un nombre immense d’églises et une telle quantité de monastères et d’hospices pour les pauvres et les vieillards qu’il n’est pas en mon pouvoir de les compter. L’une des églises fondées par elle est en face du monastère du vénérable Euthyme, à une distance d’environ vingt stades : on la nomme église de Saint-Pierre. Elle avait fait faire là une grande citerne, et comme, au temps de la sainte Pentecôte, elle était venue pour surveiller la construction de la citerne, elle vit, déployée devant elle, la laure du vénérable Euthyme avec ses cellules monastiques disséminées dans le désert. Elle en éprouva une vive componction et, méditant ce mot de l’Écriture : « Qu’elles sont belles, tes demeures, ô Jacob, et tes tentes, ô Israël », elle envoya Gabrielius, higoumène de Saint-Etienne, chez le vénérable Euthyme, lui demandant permission de venir et de jouir de sa prière et de ses leçons.

Cyrille de Scythopolis, Vie de saint Euthyme

Saint Sabas (439-532), autre Cappadocien, se fit moine très jeune près de son village natal, puis se mit sous la direction de saint Euthyme ; celui-ci l’envoya préalablement se former dans le coenobium de son ami saint Euthyme ; à la mort de Théoctiste, Sabas se fit ermite dans une grotte. Après cinq ans de complète solitude, il accepta à son tour de recevoir des novices, fondant ainsi sa première laure, qui existe encore aujourd’hui sous le nom de monastère Mar Saba. Il organisa sa communauté en plusieurs groupes de moines plus ou moins solitaires, tout en confiant les novices au coenobium de saint Théodose le Cénobiarque. Il fonda, à mesure que des disciples le rejoignaient, un certain nombre de laures, et fut chargé de veiller sur l’ensemble des solitaires de Terre sainte. Lui aussi s’impliqua en faveur de la foi orthodoxe définie au concile de Chalcédoine.

Il vécut seul en ce ravin durant cinq ans. Il y menait la vie d’ermite, conversant avec Dieu, purifiant l’œil spirituel pour voir à visage découvert, d’un clair regard, la gloire du Seigneur. Les esprits mauvais avaient déjà été vaincus par ses prières continuelles et sa proximité de Dieu. Et ainsi, en la quarante-cinquième année de son âge, il se voit confier par Dieu la direction d’autres âmes ; il fut encouragé par la parole divine à ne plus perdre son temps avec des ennemis vaincus, mais à détourner ses forces spirituelles de leurs dispositions guerrières pour les porter à défricher les âmes couvertes d’un riche taillis de pensées mauvaises, pour l’utilité de la multitude, selon ce que dit le prophète : « De vos épées forgez des socs, et de vos javelots des faucilles. » Il commença donc à accueillir tous ceux qui venaient à lui. Beaucoup des anachorètes dispersés çà et là et des bergers venaient et se joignaient à lui. De ce nombre furent saint Joannès, le futur higoumène de la Nouvelle Laure, le bienheureux Jacques, qui fonda après cela laure des Tours près du Jourdain, Sévérianus, vénéré pour ses vertus monastiques, qui bâtit plus tard le monastère de Kaparbaricha, la grand Firminus, qui fonda une laure dans la région de Machmâs, et encore Julianus surnommé le Bossu qui se constitua la laure dite de Neelkerabâ près du Jourdain, et d’autres avec eux, « dont les noms sont inscrits au livre de vie ». À chacun de ceux qui venaient à lui il procurait un lieu commode avec une petite cellule et une grotte. Ainsi, par la grâce de Dieu, sa communauté s’éleva au nombre de soixante-dix moines, tous inspirés de Dieu, tous christophores, et si on les dénommait chœur d’anges, peuple d’athlètes, cité de pieux, troupe nouvelle des soixante-dix disciples, on ne serait pas éloigné de l’appellation qui convient. C’est lui qui était leur supérieur, leur guide et leur pasteur. Tout d’abord, sur la colline qui est à l’extrémité septentrionale du ravin, après son coude, il bâtit une tour, voulant se saisir du lieu, qui était encore inoccupé. Puis il établit les premiers fondements de la laure, par la grâce et avec le concours de l’Esprit Saint qui le guidait. À mi-hauteur du ravin il édifia un petit oratoire où il bâtit un autel consacré ; et, quand il recevait la visite d’un étranger pourvu de l’ordre de la prêtrise, il lui faisait célébrer l’anaphore dans l’oratoire.

[…]

Lorsqu’il eut fondé le coenobion du Castellion, notre père Sabas mit tout son zèle à y implanter des hommes d’âge et qui se distinguaient par leurs vertus monastiques. Quand il recevait des séculiers désireux de faire leur renoncement, il ne les laissait habiter ni au Castellion, ni dans une cellule de la laure, mais il avait fondé un petit coenobion au nord de la laure et y avait installé des hommes endurcis à l’ascèse et vigilants, il y faisait habiter les « renonçants » jusqu’à ce qu’ils eussent appris le psautier et l’office canonial et qu’ils eussent été formés à la discipline monastique. Il répétait sans cesse : « Le moine reclus en cellule doit être doué de discernement, zélé, bon lutteur, vigilant, tempérant, modeste, apte à enseigner sans avoir besoin lui-même d’enseignement, capable de mettre un frein à tous les membres de son corps et à veiller strictement sur ses pensées. Un tel moine, je vois que l’Écriture l’appelle « homme au cœur simple » quand elle dit : « Le Seigneur loge l’homme au cœur simple en sa maison. » Lorsqu’après probation, il s’était rendu compte que les « renoncés » avaient exactement appris l’office canonial, qu’ils s’étaient rendus capables de veiller sur leurs pensées, de garder leur esprit à l’abri de tout souvenir du monde, de résister aux tentations mauvaises, il leur fournissait alors une cellule dans la laure. S’ils étaient riches, il leur permettait de s’en bâtir une, car il aimait à dire avec force : « Quiconque en ce lieu fondera ou fondera à nouveau une cellule est comme un homme qui fonde l’Église de Dieu. »

Cyrille de Scythopolis, Vie de saint Sabas

 

Postérité

Le style de vie des laures débordera la Palestine, et traversera les siècles, sous une forme ou sous une autre. La Chartreuse, les monastères camaldules, le Carmel dans sa forme primitive, en sont les lointains héritiers en Occident. En Orient, mentionnons entre beaucoup d’autres la réforme monastique de de saint Nil Sorsky (vers 1433-1508), qui renoua avec ce style de vie, dans la mouvance de l’hésychasme. De nombreux groupements monastiques orthodoxes ou gréco-catholiques, par exemples au Mont Athos, perpétuent encore aujourd’hui cette tradition.

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