Isaïe de Scété
Père spirituel de la région de Gaza, formé à l’école du désert d’Égypte, Isaïe de Scété est l’auteur d’un Recueil ascétique qui nous transmet de manière équilibrée et profonde le meilleur de cette tradition, dans la droite ligne des Apophtegmes auxquels il fait souvent penser.
Humilité, détachement, prière confiante et persévérante, sont le chemin indiqué au novice (à qui le Recueil est particulièrement destiné) pour aboutir à une charité fraternelle toute de délicatesse et d’oubli de soi, signe que le cœur est tout entier uni au Christ, son sauveur et époux.
Un père du désert
L’auteur du Recueil ascétique parvenu jusqu’à nous est probablement Isaïe de Scété, père spirituel dont on retrouve les traces dans les Apophtegmes ; formé au désert de Scété à l’école d’abba Poemen, il semblerait qu’il se soit ensuite installé à Gaza (région peuplée de moines depuis l’époque de saint Hilarion au IVe siècle) où il fonda une laure, avant d’y finir sa vie comme reclus, jusqu’à sa mort que l’on situe selon les auteurs en 488 ou 491. On lui connaît un disciple privilégié, Pierre, à qui il s’adresse directement dans certaines parties des discours. Si l’on sait peu de choses de sa vie, on peut par contre dégager les grandes lignes de sa spiritualité en lisant son Recueil, tout imprégné de la spiritualité du désert, et plus particulièrement de son passage par le désert égyptien.
Sous la forme de trente discours ou logoï, l’auteur offre les bases ascétiques de la vie monastique, envisagée dans le cadre d’un petit groupe de novices dirigés par un ancien, où la vie solitaire prédomine, portée par une structure communautaire très souple.
L’enseignement de l’abbé Isaïe se situe dans la droite ligne de celui des apophtegmes, dont il emprunte la concision et l’aspect avant tout pratique, loin des généralités et des théories ; ce sont souvent des listes de préceptes groupés par thèmes.
Remarquable est également chez Isaïe l’omniprésence de l’inspiration biblique : lectures allégoriques développées (histoire de Jacob, récit de la Passion, le serpent d’airain, le grain de Sénevé, etc.), qui servent de base à l’enseignement ascétique ; innombrables citations et emprunts au vocabulaire biblique : certaines exhortation ne sont qu’une longue chaîne de versets, dont l’assemblage original jaillit spontanément de l’expérience de l’auteur.
Son influence a rayonné sur le monachisme de Gaza (dont les fameux Barsanuphe et Jean), mais aussi sur celui du Sinaï (saint Jean Climaque, Grégoire le Sinaïte…) et le monachisme syriaque.
Un manuel pour les novices
Le recueil d’Isaïe met l’accent sur la formation des novices ; il va donc insister longuement sur les observances monastiques, les préceptes fondamentaux, les tentations les plus habituelles auxquelles seront confrontés les jeunes moines. C’est ainsi que l’œuvre fourmille de détail concrets, qui donnent un aspect humain et accessible à la doctrine de leur auteur. Sachant qu’il a affaire à des débutants, encore facilement sujets au découragement, Isaïe témoigne aussi d’une certitude : la victoire est acquise, dans le Christ, a celui qui fait preuve de bonne volonté et ne refuse pas le combat.
Faisons donc ce que nous pouvons, et la puissance de Notre Seigneur Jésus-Christ est grande pour secourir notre faiblesse. Il sait en effet que l’homme est misérable, et il lui donne la pénitence tant qu’il est dans son corps, jusqu’à son dernier souffle. Que ta pensée soit donc unie à Dieu afain qu’il te garde.
Logos 16
Bien qu’un certain cadre communautaire existe dans la vie des disciples d’Isaïe : repas en commun, synaxe hebdomadaire, voire exceptionnellement certains travaux à exécuter ensemble, c’est la cellule qui reste le lieu habituel du moine. On y recherche l’hèsychia, paix du cœur en présence de Dieu, fruit de l’impassibilité, elle-même fruit d’un combat persévérant contre soi-même, mais qui attend tout de Dieu seul. Comment atteindre l’hèsychia ? Au-delà des nombreuses pratiques recommandées par l’auteur, cela demeure son souci fondamental et l’objet principal de son enseignement. C’est d’ailleurs de la qualité de la vie en cellule que jaillira la charité fraternelle, si importante à ses yeux.
Vous qui voulez demeurer avec moi, écoutez au nom de Dieu, et que chacun séparément se tienne assis en sa cellule dans la crainte de Dieu ; ne méprisez pas votre travail manuel à cause du commandement de Dieu ; ne perdez pas le souci de votre méditation et de la prière continuelle ; et gardez votre cœur des pensées étrangères pour n’avoir pas l’esprit occupé d’un homme ou d’une affaire de ce monde, mais examinez constamment en quoi vous trébuchez, et efforcez-vous de vous corriger, appelant Dieu à votre secours dans la peine du cœur, les larmes et la mortification afin qu’il vous pardonne et vous garde par la suite de retomber dans les mêmes péchés. […] En dehors d’une grande nécessité, ne dites jamais rien à table ni à la synaxe. […] Quand vous sortez pour travailler, ne parlez jamais inutilement, et n’ayez jamais de familiarité, mais que chacun, dans la crainte de Dieu, reste attentif en secret à lui-même, à son travail manuel, à sa méditation et à son âme. […] Ne vous querellez jamais entre vous et ne médisez de personne, ne jugez personne, ne méprisez personne de bouche ou de cœur, ne murmurez contre personne, que jamais un mensonge ne sorte de votre bouche. Ne désirez ni dire ni entendre ce qui ne vous est pas utile. Ne tolérez pas de malice dans votre cœur, ni de haine ni de jalousie contre le prochain.
Logos 1
La conversion
Isaïe insiste beaucoup sur l’incapacité de l’homme à atteindre la conversion par lui-même ; il faut avant tout reconnaître son indignité, sa faiblesse, et crier vers Dieu pour obtenir son aide. Les pages du recueil sont ainsi pleines de ces cris, de ces confessions de la faiblesse humaine : « Malheur à nous ! », s’écrie-t-il de façon répétée au long du logos 29, s’appliquant dans tous les détails de sa vie la condamnation que le Sauveur prononce contre les pharisiens. Il s’agit de fuir les mauvaises pensées (vaine gloire, colère, lâcheté, tristesse, rancune…), et pour cela de savoir les repérer, accepter humblement d’en être le sujet : c’est tout le travail de la vigilance, quoi doit déboucher sur la componction, regret poignant d’avoir offensé Dieu, qui n’a rien de désespéré, mais débouche au contraire sur une confiance inébranlable en la miséricorde, seule capable de relever l’homme déchu.
La médiation des fins dernières joue aussi un rôle important. Cela sera le premier pas vers la prière continuelle, qui est le but de la vie solitaire. On doit se considérer comme un malade, comme un condamné, et « mener le deuil » (= « tristesse selon Dieu »), « se jeter devant Dieu ». Humilité, pénitence, crainte de Dieu, retraite dans la cellule, détachement, persévérance dans la prière, charité, retranchement de la volonté propre, feront alors recouvrer la santé spirituelle.
L’esprit a toujours besoin de ces quatre vertus : prier Dieu en se prosternant sans cesse, se jeter devant Dieu, être sans préoccupation envers tout homme pour ne pas le juger, rester sourd à ce que disent les passions.
Logos 7
Cette humilité, faite en sa racine d’une défiance radicale de soi, de son péché, fait du moine un homme de paix, ennemi de toute rivalité ou dispute, qui renonce de manière habituelle à sa volonté propre pour se soumettre au joug de l’obéissance. Et ce détachement vis-à-vis des pensées mauvaises doit s’épanouir dans la vie fraternelle en détachement vis-à-vis du péché et de tout ce qui pourrait contrister les frères. Isaïe insiste avec un accent qui lui est propre sur la délicatesse de ces relations quotidiennes, l’attention aux autres, la courtoisie et même la simple politesse, qu’on est en droit d’attendre du moine vraiment humble ; cela contribue beaucoup à l’impression d’humanité et d’équilibre que dégage le Recueil, pour qui l’ascèse solitaire n’est jamais une fin en soi : c’est le cœur qui doit être converti, et la conversion doit rendre le moine plus humain, plus abordable, plus simple ; c’est avec toute sa tendresse d’homme qu’il va aimer le Christ, et tous ses frères.
Aimons tous nos frères, n’ayant de haine pour aucun d’eux en notre cœur et ne rendant le mal à personne, car cela nous gardera de la jalousie, lorsqu’elle sortira à notre rencontre. Aimons l’humilité en tout, supportant la parole du prochain même s’il nous blesse ou nous insulte, et elle nous gardera de l’orgueil lorsqu’il sortira à notre rencontre.
Logos 16
Union au Christ Sauveur
Comme nous l’avons mentionné, le Recueil aborde peu les questions de théologie, qui restent sous-entendues ; mais il reste absolument clair pour Isaïe que c’est le Christ le Sauveur, dont les mystères sont médités inlassablement, qui va faire passer du péché à l’amour. C’est en le suivant, en l’imitant, en portant sa croix à sa suite, qu’on parvient à répondre à sa vocation.
Telle est l’âme : après le saint baptême, l’ennemi l’a dominée de nouveau, il l’a humiliée dans tous ses honteux artifices, il a renversé l’effigie du roi et établi la sienne avec ses lois, l’a portée à s’occuper de ce siècle, l’a persuadée de commettre l’impiété sans scrupule, et il a fait d’elle ce qu’il voulait. Mais enfin la bonté du saint et grand roi Jésus a envoyé la pénitence, et l’âme s’est réjouie ; la pénitence lui a ouvert, et le grand roi le Christ est entré, a fait périr son ennemi, a anéanti son effigie et ses lois impies, et, la rendant libre, il y a érigé sa sainte effigie lui a donné de saintes lois et a appris à toutes ses facultés à combattre, et dès lors il prend son repos dans cette âme parce qu’elle est devenue sienne. C’est ce qui arrive grâce à Dieu.
Logos 25
Quant à la vie mystique à laquelle conduit l’ascèse détaillée dans le recueil, elle n’est qu’évoquée très sobrement : ce n’est pas le propos. Mais on peut la deviner en filigrane, aux allusions à la joie profonde de celui qui a parcouru la route jusqu’au bout, et à la confiance absolue en la miséricorde dont fait preuve Isaïe, bien persuadée que la victoire n’est jamais l’œuvre de l’homme, mais qu’elle est acquise à celui qui s’en remet humblement au Sauveur, jusqu’à lui laisser la direction de son cœur, et de sa vie entière.
Ceux qui ont été jugés dignes de devenir un avec le Seigneur ne sont plus divisés. Ce sont eux qui prient Dieu en toute pureté, ceux qui bénissent Dieu d’un cœur saint, ceux que Dieu illumine, ce sont les véritables adorateurs que Dieu recherche, ceux dont il dit : « J’habiterai en eux et je marcherai en eux
Logos 25
Ceux qui aiment Jésus espèrent en lui et l’ont pour saint fiancé ; et leur âme devient une fiancée ornée de toute vertu et possédant son saint miroir, selon la parole de l’Apôtre : « Et nous, le visage découvert, nous réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image de gloire en gloire comme par l’Esprit du Seigneur. » […] Et toutes les puissances des cieux l’admireront à cause de la pureté que lui a donné la pénitence, qui en fait un seul corps avec lui, et elles diront : « Quelle est celle-ci qui monte toute blanche, appuyée sur son frère ?
Logos 25