Saint Pachôme
Païen venu au baptême après avoir été témoin de la charité en acte des chrétiens, Pachôme, devenu moine, cherchera à incarner l’idéal monastique dans une forme communautaire, nouvelle en ce début du IVe siècle où dominait l’érémitisme. Organisant de vastes communautés bien disciplinées, où l’on prie et travaille ensemble, il influencera tout le cénobitisme futur. Sa règle de vie, transmise à l’Église latine par la traduction de saint Jérôme, recueille l’essentiel de son expérience de fondateur et supérieur.
Un appel à la vie commune
Pachôme naît dans une famille païenne égyptienne, vers 292. Enrôlé de force dans l’armée romaine, son horizon va s’ouvrir lorsqu’il fera la rencontre, pour la première fois, de chrétiens : leur charité en actes va le marquer durablement, alors que certains d’entre eux prennent la peine de venir ravitailler les soldats de sa cohorte. C’est une expérience fondatrice dans la vie du jeune homme, qui non seulement va s’ouvrir à la foi chrétienne et demander le baptême, mais va être marqué durablement par la centralité de l’amour du prochain, et donc de la communion entre frères. Toute son expérience monastique en sera imprégnée.
Une fois baptisé, Pachôme répond à l’appel de Dieu, et se rend auprès d’un ermite, Palamon, qui va le former à tout ce qui constitue la vie monastique telle que nous l’avons vue dans les précédentes pages de cette rubrique : prière vigilante, jeûnes, méditation de la Parole de Dieu. Cette formation, qui enracine le novice dans la tradition qui l’a précédé et le structure intérieurement, le prépare à répondre à un nouvel appel, celle de fondateur de communauté. Après sept ans auprès de Palamon, ce dernier meurt ; alors que Pachôme cherche à discerner la volonté de Dieu sur lui, un ange lui apparaît et lui révèle que « la volonté de Dieu, c’est qu’on se mette au service des hommes pour les inviter à aller à lui ». Nous retrouvons là, condensée et mise en mots, l’expérience qui éveilla le jeune soldat à la vie chrétienne.
Pachôme comprend peu à peu que « se mettre au service des hommes », c’est rassembler autour de lui des disciples pour les former à la vie monastique à laquelle il vient lui-même d’être longuement formé, pour leur permettre à leur tour d’aller à Dieu. Dès le départ, et en rupture avec la tradition anachorétique jusque-là prépondérante, il envisage de grands bâtiments capables de recevoir une communauté nombreuse ; il n’implantera jamais ses monastères en plein désert, mais dans les terres fertiles des bords du Nil. Installé dans le village abandonné de Tabennèse, il va progressivement mettre au point une organisation communautaire efficace, permettant aux plus simples comme aux plus avancés d’épanouir leur vocation, tout en vivant l’idéal de la primitive Église, où les disciples mettaient tout en commun.
Qu’enseigne-t-il à ses moines ? Il mettra toujours l’accent sur le renoncement au monde, à ses liens familiaux, à sa propre personne, comme moyen concret de porter sa croix à la suite du Christ ; il insiste aussi sur l’importance du discernement spirituel. Il compose assez rapidement une règle à partir de son expérience de supérieur « élaborée à partir de l’Écriture et visant l’équilibre à garder dans le vêtement, la nourriture et le sommeil » (Et le désert devient une cité, Derwas Chitty).
La vie à Tabennèse
À l’intérieur d’un vaste mur d’enceinte, les bâtiments du monastère pachômien, calqués sur le modèle des camps militaires qu’avait connu jadis le soldat, comprenait une église pour la prière commune, une cuisine et un réfectoire, où les deux repas quotidiens étaient pris en commun (sauf si l’on voulait jeûner), une infirmerie, des ateliers de travail, une hôtellerie, un groupe de logis pouvant abriter chacun 20 à 40 moines, logés dans des cellules individuelles à l’ameublement austère. Dans chacun de ces logis, les frères vivaient sous l’obédience d’un responsable, chargé en particulier de donner une instruction quotidienne. On se livrait à de nombreux travaux, dont l’agriculture, effectuée hors de l’enceinte de la clôture ; chaque maisonnée de frères était spécialisée dans un travail particulier, ce qui rationnalisait l’organisation des équipes et des lieux de travail.
À la liberté individuelle des anachorètes, les Règles rédigées par le saint législateur « rempli de l’Esprit Saint » substituent une uniformité d’observance relativement souple et pleine de discrétion, mais qui fait de l’obéissance la pierre d’angle de l’ascèse monastique. Il n’est pas douteux que Pachôme estimait la vie cénobitique supérieure à la vie anachorétique ; le cénobite, en effet, est protégé contre les illusions auxquelles l’anachorète risque de succomber ; sa vie sainte profite non seulement à lui-même, mais aussi aux autres qu’il édifie ; il a enfin le mérite de « la soumission selon Dieu » telle que la recommande saint Paul : « Par amour de l’Esprit servez-vous les uns les autres dans un esprit d’affabilité et en toute longanimité devant notre Seigneur Jésus (Ep 4, 2). Le fondateur de Tabennèse a en effet un sens extrêmement vif du primat de la charité fraternelle : « Aie un seul cœur avec ton frère… Les voies de Dieu, en effet, sont l’humilité du cœur et la douceur.
Aussi devons-nous avant tout « aimer nos membres-frères unis à nous, les rameaux de la vraie vigne, les brebis du troupeau spirituel qu’a rassemblées le vrai pasteur, le monogène de Dieu, qui s’est offert en sacrifice pour nous.
Th. Lefort, Œuvres de saint Pachôme et de ses successeurs
Mais ce tournant radicalement cénobitique n’est pas une rupture : Pachôme, nous l’avons vu, s’est d’abord formé aux plus anciennes traditions érémitiques ; la cellule où chacun des moines peut se retirer en est une trace importante (notons que plus tard, le cénobitisme passera à l’habitat en dortoir, qu’on trouve déjà dans la règle de saint Benoît).
Cette forte structure laisse de toute façon place à une certaine souplesse, et à des choix individuels dans la manière de vivre l’ascèse ; Pachôme considérait ses moines comme appartenant à différentes classes, selon leurs progrès et leurs attraits spirituels propres ; il n’avait garde d’exiger la même chose de tous. On a d’ailleurs pu écrire de sa règle : « Il s’agit d’un code disciplinaire réduit au minimum, répondant partiellement aux besoins de disciples loyaux et imposé par ailleurs à Pachôme par l’obligation où il se trouvait de réprimer la turbulence des autres » (Et le désert devient une cité).
L’héritage pachômien
Très rapidement, le premier monastère fut débordé par l’afflux de moines, et dut essaimer. La congrégation pachômienne comptera de son vivant jusqu’à 5000 moines ! Ce nombre important imposa une organisation rigoureuse des monastères entre eux, des échanges économiques, un chapitre général. Les moines s’établissent en général dans des villages abandonnés, mais le peuple, attiré par la culture prospère mise en place par la communauté, ne tarde pas à venir se grouper autour d’eux et à vivre en symbiose avec le monastère, qui constitue en lui-même une petite cité ; ce modèle social, loin de la fuite absolue au désert, se perpétuera tout au long du Moyen Âge.
À Pachôme succéderont deux supérieurs eux aussi vénérés comme saint, Horsièse et Théodore.
Une certaine prévalence de l’idéal cénobitique ne se démentira plus dans le monachisme, en particulier en Occident, où la Règle de saint Benoît finira par l’emporter sur la plupart des autres. C’est que le cénobitisme permet au plus grand nombre l’accès aux trésors de l’ascèse et de la tradition monastique, alors que l’érémitisme restera toujours le fait d’un petit nombre, et le plus souvent l’aboutissement d’un parcours d’abord communautaire. Tous ne peuvent en effet supporter la solitude absolue, et encore moins se diriger seuls sans risque d’illusion ; enfin, la charité fraternelle restera de tous temps le moyen par excellence de vérifier le progrès effectif dans la vie intérieure.
Le cadre de vie institué par saint Pachôme reste donc pour l’essentiel, encore de nos jours, celui de l’immense majorité des monastères ; même les communautés dites « semi-érémitiques » en conservent quelque chose : vision du groupe comme communauté constituée, régulée par l’obéissance à un supérieur institué, à un chapitre ; bâtiments conventuels, clôture, travail organisé en vue du bien commun, prière liturgique et repas en commun, au moins en partie. Pachôme n’est bien sûr pas le seul, peut-être pas même tout à fait le premier, à avoir tenté l’aventure de la vie communautaire, mais il en reste une des figures emblématiques ; on ne peut prétendre vivre en communauté de vie religieuse sans s’inscrire dans son sillage.
Comment connaissons-nous saint Pachôme ?
On a peu d’écrits de lui. On a par contre plusieurs « Vies », rédigées en diverses langues et à diverses époques, et toutes inspirées d’un original grec qui semble proche de la première génération de moines pachômiens, et surtout la Règle elle-même, fruit de toute l’expérience du saint. On trouve des traces de la vie des moines dans l’Histoire lausiaque, de Pallade.
Saint Jérôme jouera un rôle considérable dans la transmission au monde latin du patrimoine pachômien, en traduisant la Règle, et les écrits des successeurs de Pachôme.