Saints Jean et Barsanuphe de Gaza

Au désert de Gaza en Palestine, au début du VIe siècle, le monastère de l’abbé Séridos fut illuminé par la présence de deux saints reclus, dont les billets de direction spirituelle nous sont parvenus et représentent encore aujourd’hui un ouvrage de référence, dans la droite ligne de la tradition du désert et de l’hésychasme naissant. Le plus illustre de leurs disciples fut saint Dorothée de Gaza, dont leur correspondance permet de retracer la formation et le progrès spirituel.

 

Deux saints reclus

Le monastère de l’abbé Séridos, lui-même un saint, était un monastère cénobitique, mais selon la coutume de cette époque, les moines plus avancés pouvaient s’y établir dans une solitude plus ou moins complète, avec la bénédiction de leur père spirituel. La communauté est restée célèbre surtout pour avoir accueilli en son sein Barsanuphe, ermite venu y vivre en reclus, et Jean son disciple, également reclus, et qui exerçait de concert avec lui un important ministère de direction spirituelle. Cette direction avait lieu, non au cours d’entretiens de vive voix comme c’est habituellement le cas, mais par billets ou lettres transmis aux deux moines par Séridos, auquel ceux-ci dictaient leurs réponse. Cette façon de procéder visait à protéger leur réclusion absolue ; elle nous a permis providentiellement de pouvoir lire encore aujourd’hui, en 850 lettres ou billets, leurs réponses fines et profondes à des questions dont beaucoup restent d’actualité.

On sait peu de chose de la vie de ces deux saints. Barsanuphe, appelé le Grand Vieillard, né en Égypte au milieu du Ve siècle, avait embrassé la vie monastique dès sa jeunesse. Fréquemment malade, il se distinguait par une grande humilité, des dons spirituels extraordinaires auxquels il fait parfois allusion auprès de ses correspondants les plus avancés, et une exquise charité, derrière laquelle on devine un cœur tendre, frémissant de sensibilité. À la mort de Séridos, suivie de celle de Jean quelques semaines plus tard, il cessa toute correspondance et nul n’entendit plus jamais parler de lui.

Son fils spirituel Jean, dit le Prophète, vécut 18 ans en reclus. Il était connu pour sa paix inaltérable et sa profonde componction. Il annonça lui-même la date de son retour à Dieu, mais accepta de rester sur terre deux semaines de plus, pour former Élien, abbé nouvellement élu. Il fit venir tous les frères pour les embrasser avant son départ pour le ciel. Barsanuphe insiste souvent sur la confiance entière qu’il accorde à Jean, « mon enfant béni, humble et obéissant, qui ne fait qu’un avec moi, et qui a renoncé complètement jusqu’à la mort à toutes ses volontés. »

Les deux hommes agissaient donc en parfaite union d’esprit, l’un renvoyant toujours à l’autre, et, sans se rencontrer, avaient souvent connaissance des réponses l’un de l’autre. Alors même qu’aucun des deux n’était prêtre, l’abbé portait une grande attention à leur point de vue, qu’il tenait pour la voix de Dieu.

Des hommes de prière

Leur enseignement est pétri de la tradition du désert, celle de l’hésychasme naissant, dont l’idéal de prière continuelle avait passé de l’Égypte à la Palestine et à ses nombreux solitaires.

Nous pouvons, à la lecture de leurs réponses, constater à quel point la prière est la source de leur enseignement : Jean et Barsanuphe puisent dans leur familiarité avec l’Esprit Saint, dans leur expérience vivante de l’union avec le Christ, les mots qui s’adapteront précisément à la situation de leur interlocuteur. Avec délicatesse, tendresse, avec vigueur quand il faut faire prendre conscience d’une conversion nécessaire, ils guident les pas de leurs frères, exposant finalement entre les lignes leur longue expérience personnelle, qu’ils n’étalent cependant jamais par vanité, se rangeant eux-mêmes au rang des pécheurs qui ont besoin de pardon.

Ils sont donc à leur manière discrète des maîtres de la prière contemplative. Il s’agit de tendre à la prière parfaite, qui suppose la mort à tout le créé, la purification de toutes les passions. Lorsque l’âme y est parvenue, elle expérimente en elle la présence de l’Esprit Saint qui inspire et anime sa prière. L’hésychaste, s’il choisit le retrait en cellule, voire la réclusion complète, ne le fait pas par misanthropie, mais parce qu’il pourra ainsi réaliser cet idéal de prière ininterrompue. Les deux directeurs savent en monnayer la substance à d’autres correspondants plus actifs : moines occupés au service de la communauté, comme saint Dorothée ou le jeune abbé Élien, pieux laïcs. Ils enseignent alors à cultiver le « souvenir de Dieu » au milieu des activités extérieures, chacun selon sa mesure. Ce souvenir s’entretient par la prière vocale, c’est-à-dire la psalmodie, et ce qui deviendra dans la tradition byzantine la « prière de Jésus » ; plus on s’approche de la perfection, moins d’ailleurs les mots sont nécessaires pour soutenir ce souvenir aimant et vivant.

 

La paternité et la direction spirituelles

Sans être un traité de spiritualité, car elle n’a rien de systématique, la correspondance des deux reclus nous donne une leçon toujours actuelle de direction spirituelle.

Celle-ci implique une conscience très forte de la relation paternelle et filiale, qui prend sa source dans la paternité divine et vise à aider le disciple à s’enraciner lui aussi dans l’attitude filiale. Pour cette raison il lui est conseillé d’ouvrir son âme avec confiance, de ne rien faire sans interroger les anciens, et de s’en tenir humblement à leurs réponses.

Le père spirituel, de son côté, est d’abord celui qui prie intensément pour son disciple, allant jusqu’à prendre sur lui son fardeau, intercédant pour qu’il soit sauvé et protégé du Mauvais. Il doit être « bon comme le Père céleste est bon », il doit se montrer d’une patience inlassable, toujours prêt à consoler et à encourager, ce qui n’exclut pas la fermeté quand elle est nécessaire.

Peu à peu, à partir des réponses qui lui sont données, le disciple doit apprendre à faire son propre chemin. La correspondance est ainsi un témoignage exceptionnel de ce qu’est le lent et laborieux cheminement vers la sainteté. Concrètes, sans artifices, les notes de direction des deux reclus enseignent un idéal exigent, mais jamais inhumain. Par-delà les détails d’observance monastique, elles mettent l’accent sur l’essentiel. Dans le même temps il serait vain d’y chercher à chaque ligne des solutions universelles, tant les deux saints avaient le génie de s’adapter à la situation de chacun de leurs correspondants. Jean et Barsanuphe, comme tous les mystiques authentiques et comme les pères du désert leurs inspirateurs constants, sont en effet les champions d’une grande liberté spirituelle, ennemie du réglementarisme et de toute étroitesse d’esprit. Il est intéressant à cet égard de constater qu’ils vont assez souvent freiner des velléités de vie solitaire, qui était pourtant leur propre idéal, parce que cette vocation n’était pas encore mûre chez tel dirigé : en toutes choses, il faut savoir attendre le bon vouloir de Dieu.

 

La conversion continuelle

Parce qu’ils enseignent une doctrine d’union au Christ dès cette vie, les deux saints donnent des réponses pleines de joie, d’espérance, de confiance en Celui dont ils expérimentent la miséricorde sans limites. C’est sur ce fond de joie intense qu’il faut lire les appels à une componction radicale, seule attitude qui permette un accueil vrai de la grâce du salut, et de toute la plénitude qui en découle. Défiance de soi, confiance absolue en un salut gratuit, et délicatesse de l’amour qui s’efforce de s’ouvrir entièrement à ce salut si nécessaire à l’âme blessée par le péché : ils enseignent à s’avancer vers le Christ comme des malades ayant besoin du médecin.

C’est dans cette perspective de l’union au Christ aimé par-dessus tout, de l’attente ardente de la consommation dans le Royaume, que se comprennent également les recommandations ascétiques auxquelles ils accordent une grande attention : savoir accueillir les humiliations, les contrariétés, les maux physiques ou moraux, comme un don de Dieu pour la croissance de l’âme ; se tenir sans cesse pour le plus petit, se laisser corriger, accepter de lâcher sa volonté propre ; garder sérieusement le silence, l’ascèse corporelle. Le tout avec discrétion et, comme nous l’avons souligné, grande liberté d’esprit.

Enfin, marque des vrais spirituels chrétiens, Jean et Barsanuphe comprennent toutes les vertus qu’ils recommandent si instamment comme étant subordonnées à la charité, sans laquelle elles n’ont aucune valeur. Charité envers Dieu, charité envers le prochain, dont eux-mêmes, tout dévoués à aider leurs frères sur le chemin de la perfection, ont été des exemples lumineux.

(Note : cet exposé doit beaucoup à l’excellente introduction de l’édition de Solesmes : Barsanuphe et Jean de Gaza, correspondance.)

 

Florilège

Quelques extraits entre bien d’autres nous ferons goûter mieux que toutes les analyses la grâce qui se dégage des écrits de Jean et Barsanuphe :

Quiconque a reçu pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, n’en reçoit plus de dommage et n’est plus à leur merci. Examine donc ton cœur en face de toute chose : si une chose peut t’émouvoir le cœur tant soit peu, sache que tu es encore loin d’avoir ce pouvoir. Ne te néglige pas toi-même, de crainte que l’occasion ne te surprenne. Mais quelle que soit la chose que tu vois arriver — que dire des choses du monde, transitoires comme elles sont ? mais je parle des choses terribles soit dans le ciel soit sur la terre —, mets Dieu et le Jugement devant tes yeux, et pense que nous avons peu de temps à passer dans le monde ; et fais reposer la douceur dans ton cœur, te souvenant du Christ, brebis et agneau sans malice, et de tout ce qu’il a enduré, lui qui était innocent, outrages, coups et le reste. Mais nous qui avons des comptes à rendre, pourquoi nous irritons-nous contre le prochain, ne souffrant rien de sa part ? Souviens-toi que « la charité ne fanfaronne pas » mais qu’elle est patiente, etc., et prie pour arriver à ce qui t’est proposé, afin que ton labeur ne soit pas vain. Adhère donc indissolublement au Christ qui nous aime.

Lettre 20

 

Émigre du monde, monte, monte sur la croix. Dégage-toi de la terre, secoue la poussière de tes pieds. Méprise la honte. Ne t’enflamme pas au feu des Chaldéens, de peur d’être consumé avec eux par la colère de Dieu. Tiens-toi pour inférieur à tout homme. Pleure ton mort à toi. Enlève ta poutre. Reconstruis ta maison qui est toute de travers. Crie : « Aie pitié de moi, fils de David, afin que je voie. » Sache que toute bouche sera fermée, et ne sois pas grand parleur. Ferme ta porte à l’Ennemi. Tiens tes paroles sous le joug et mets un verrou à ta porte. Toi tu sais comment je te parle. Pense aux paroles qui te sont dites. Prends la peine de bien les comprendre, tu découvriras les trésors divins qui y sont cachés, et en les mettant en pratique porte des fruits dignes de Dieu.

Lettre 48

 

Je me sais faible, impuissant et dénué de toute bonne œuvre, et cependant ma hardiesse ne me permet pas de désespérer. J’ai en effet un Maître au cœur plein de bonté, miséricordieux et ami de l’homme ; il tend la main au pécheur jusqu’à son dernier souffle. Attache-toi à lui, et lui-même en toute chose fera mieux que nous ne saurions le demander ou l’imaginer.

Lettre 72

 

Si celui qui est avec nous est plus puissant que nous pour anéantir tous les ennemis, pourquoi montrons-nous qu’il est loin de nous par notre incrédulité et notre paresse ? Si personne n’est plus puissant que lui et si tu te glorifies de lui dire « Tu es avec moi », ayant avec toi le Puissant, qui crains-tu et qui te fait trembler ? Fais-moi donc le plaisir de prendre un peu de ce feu céleste que le Maître de toutes choses est venu apporter sur la terre, afin que chaque fois que l’Ennemi sèmera de l’ivraie, le feu la consume et la dévore. Prends et offre à Dieu de ce feu, afin que le Maître sente la bonne odeur de ton sacrifice et qu’il l’achemine jusqu’à son Père avec l’Esprit vivifiant, et afin qu’il fasse sa demeure chez toi, dans ton temple où tu te présentes  à lui comme une victime vivante, sainte et agréable ; et alors, enflammé par ce feu, tu aspireras toujours à devenir compagnon de route, concitoyen et cohéritier des saints qui ont si bien réussi cela, là où « l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu ni le cœur de l’homme soupçonné, ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment. », dans le Christ Jésus notre Seigneur.

Lettre 129

 

Il appartient à la droite du Seigneur d’exercer sa puissance, de nous donner la force et de nous accorder la grâce de marcher sur les traces de nos Pères « dans l’enseignement, la conduite, la patience, la charité, l’endurance, les persécutions et les souffrances », en tout ce qui leur est venu de l’Ennemi de façon sensible ou spirituelle. […] Gardons-nous d’être jaloux de nous-mêmes, d’aimer la mort et de haïr la vie, de recevoir des malédictions au lieu de bénédictions, d’irriter le Christ en servant l’Ennemi. Soyons attentifs, vigilants, alertes, prêts. Sortons de notre profond sommeil, pensons à la grâce que Dieu nous a faite d’être aux pieds de ses saints serviteurs. Et que dis-je « à leurs pieds » ? Bien plutôt d’être leurs enfants et leurs cohéritiers. Bienheureuse l’âme qui goûte cela ! bienheureuse l’âme qui a été illuminée pour comprendre cela ! bienheureuse l’âme blessée d’une telle charité ! bienheureuse l’âme captivée par ces choses ! bienheureuse l’âme qui en est digne ! bienheureuse l’âme qui y met sa foi ! bienheureuse l’âme qui y trouve sa perfection. Car la joie l’attend avec l’allégresse et la juste rétribution dans le royaume des cieux, dans la lumière éternelle, en présence des anges, des archanges et de toutes les puissances célestes, pour la gloire du Fils béni, pour la gloire de l’Esprit béni et saint. Amen.

Lettre 187

 

Tel est l’ouvrage du moine : soutenir des luttes et résister d’un cœur viril. Et comme  tu ignores les règles de ces combats, l’Ennemi te suscite des pensées de lâcheté et paralyse ton cœur. Mais tu dois savoir que Dieu ne permet pas que tu sois soumis à une lutte et à une épreuve au-dessus de tes forces. L’Apôtre te l’enseigne en disant : « Dieu est fidèle, il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. » Une prière ininterrompue avec pleurs met fin à la tentation. Si les démons te tenaillent, c’est par envie. Et si cela leur était possible, ils te chasseraient de ta cellule, mais Dieu ne leur permet pas de se rendre maîtres de toi. Car ils n’ont aucune liberté. Dieu pouvait, de fait, te soulager rapidement, mais tu ne tiendrais pas non plus contre une autre passion.

Lettre 258

 

Celui qui reçoit le feu que le Seigneur est venu apporter sur la terre ne connaît ni oubli ni captivité, ayant toujours la sensation du feu. Du feu sensible prends l’exemple suivant : Si un homme est près de mourir et qu’on approche de lui du feu, il sent aussitôt la douleur. Et si un homme est captivé par quoi que ce soit, qu’un charbon ardent lui tombe dessus, il ne reste pas un seul instant dans sa captivité. Le feu, frère, ne s’éteint pas, car autrement ce n’est plus du feu. Donc si tu veux être débarrassé de l’oubli et de la captivité, tu ne le peux qu’en possédant en toi-même le feu spirituel. En effet à la chaleur de ce feu, ces choses-là sont consumées. Et on acquiert ce feu par le désir selon Dieu. Frère, si ton cœur ne peine en tout à chercher le Seigneur, il ne peut progresser. Mais si tu vaques à cela, tu y arriveras. Car il est dit : « Vaquez et voyez », etc. Que le Seigneur te donne de comprendre cela et d’y mettre ta peine !

Lettre 277

 

N’être ni présomptueux dans la retraite, ni méprisant dans l’embarras des affaires, voilà la voie moyenne où l’on ne tombe pas, mais où l’on garde l’humilité dans la retraite et la vigilance dans l’embarras des affaires. Et pour recueillir son esprit, il n’y a pas de moment délimité, pas d’heures ni, moins encore, de jours. Et il faut compatir aux peines de tous ceux qui sont dans le monastère, et accomplir ainsi le précepte de l’Apôtre, c’est-à-dire, si quelqu’un est affligé, s’affliger avec lui, le consoler, le réconforter, car c’est cela la compassion, et il est bon d’être compatissant pour ceux qui sont malades et de coopérer à leur guérison. Si, en effet, le médecin reçoit des honoraires lorsqu’il soigne les malades, combien plus celui qui compatit en tout à la peine du prochain, autant qu’il le peut ? Car si on ne compatit pas pour tout, en cela même pour quoi on compatit, on montre qu’on fait sa volonté propre.

Lettre 315

 

Bienheureux es-tu, frère, si tu te rends parfaitement compte de tes fautes. Car qui s’en rend compte, les prend en grande horreur et s’en débarrasse. C’est une partie de la pénitence de se rendre compte de ses fautes et de demander secours aux Pères, afin que par leurs prières à Dieu, on en soit délivré, ainsi que des châtiments qui attendent le pécheur. Nous donc, nous prions, et toi, fais ton possible pour acquérir humilité et soumission ; ne retiens ta volonté en rien, car c’est cela qui engendre la colère. Ne juge ni ne méprise personne, car le cœur en est émoussé, l’esprit aveuglé, et c’est de là que vient la négligence et que naît la dureté de cœur. Veille, au contraire, à méditer sans cesse la loi divine, qui réchauffe le cœur par le feu céleste. Il est dit en effet : « Dans ma méditation un feu s’est allumé. » Et ne t’attriste pas, car ta vocation vient de Dieu, frère ; Ne mollis pas, ne te relâche pas, car Dieu ne te demande pas plus que tu ne peux, mais ce que tu peux. Garde ta bouche des paroles inutiles ou vaines, afin de ne pas retourner en ton cœur de mauvais propos. Jette tes forces avec la prière des saints devant Dieu en disant : « Aie pitié du pécheur que je suis. » Et il aura pitié de toi, il te gardera et te protégera de tout mal, pour que tu passes des ténèbres à la vraie lumière, de l’erreur à la vérité, de la mort à la vie, dans le Christ Jésus notre Seigneur.

Lettre 498

 

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