Saint Basile

Important Père de l’Église grecque, dont l’œuvre théologique a contribué au développement de la théologie trinitaire au IVe siècle, saint Basile de Césarée fut d’abord un moine, que sa mission d’évêque n’éloigna jamais des communautés qu’il avait fondées. Ses règles monastiques, fruit d’une vie d’expérience comme supérieur et père spirituel, nous livrent sa vision de petites communautés cénobitiques, vivant à l’écart du monde, mais dédiées aussi à l’accueil des hôtes, voire au soin des malades. Sa spiritualité à la fois profonde et concrète a traversé les siècles, et inspiré notamment la règle de saint Benoît.

Moine et évêque

Né vers 329 ou 330, saint Basile vint au monde dans une famille profondément chrétienne, qui comptait des martyrs. Brillant étudiant à Athènes, où il se lie d’amitié avec le futur saint Grégoire de Nazianze, il pense déjà à cette époque à une vie de renoncement ascétique ; c’est ainsi qu’après ses études, il va séjourner dans différents monastères d’Égypte, de Mésopotamie, de Palestine et de Syrie, où il fait en quelque sorte un noviciat approfondi. Deux ans plus tard, en 358, il se retire sur les bords de l’Iris, à Annisia, non loin de la propriété où sa sœur Macrine et sa mère Emmélie avaient elles-mêmes fondé une petite communauté ; il cherche à y vivre selon la perfection chrétienne, ou « philosophie », le terme désignant pour lui et son ami Grégoire la vie monastique. Ce dernier viendra le rejoindre un temps, mais devra le quitter pour seconder son père vieillissant, évêque de Nazianze. Grégoire, lorsqu’il prononcera l’éloge funèbre de son ami, dira : « Basile était supérieur à tous par sa vie, sa parole, son éthique. » Basile possédait effectivement une personnalité forte, profondément équilibrée, doublée d’une intelligence remarquable ; ses dons naturels furent encore rehaussés par l’éducation chrétienne exceptionnelle qu’il avait reçue.

Basile est donc dès cette époque fondateur et supérieur de communauté monastique, des compagnons s’étant joints à lui. Il le restera sa vie durant, bien que le devoir l’ait appelé par la suite à quitter sa retraite pour l’épiscopat et la défense de l’orthodoxie théologique.

La règle suivie par ses moines n’est pas encore écrite à cette époque. On se contentait d’une transmission orale, en se basant sur l’enseignement de la sainte Écriture. Le supérieur légiférait au fur et à mesure des circonstances, en s’adaptant aux besoins de la jeune fondation, laquelle se multiplia rapidement en plusieurs communautés.

364 marque un tournant dans la vie de Basile : ordonné prêtre, doit rejoindre son évêque Eusèbe de Césarée comme conseiller. Mais au bout d’un an des dissensions doctrinales font qu’il se retire à nouveau et reprend le gouvernement des monastères.

C’est sans doute à cette époque qu’il commence la première rédaction de ses Règles. C’est une œuvre absolument personnelle, résultant de son expérience. Le texte grec de cette version primitive a disparu, mais nous possédons encore la traduction latine de Rufin d’Aquilée.

Élu archevêque de Césarée en 370, Basile n’en continue pas moins la direction spirituelle des Fraternités monastiques qu’il a fondées dans la région du Pont. Soucieux toute sa vie du service des pauvres, auxquels il consacrera la fortune dont il a hérité, il fait aussi venir des moines à Césarée pour les mettre au service d’un vaste hôpital qu’il établit. Le monachisme basilien, tout en conservant les traditions de solitude et de retrait du monde déjà bien établis dans les courants antérieurs, prend ainsi une coloration sociale assez marquée.

Sa santé étant mauvaise, on craint toujours sa mort prochaine, et ses disciples le pressent de leur mettre par écrit l’enseignement qu’il n’a cessé de leur prodiguer. Il souhaite aussi de cette manière contribuer à la lutte contre les hérétiques, en affirmant les principes de l’ascèse catholique. C’est ainsi que naissent les Règles morales, florilège de versets de l’Écriture classés par thèmes, à la suite desquelles il ajoute la synthèse de son enseignement aux moines sous forme de questions et réponses. Il fait précéder le tout d’une introduction où il expose les mobiles qui le poussent, et d’une profession de foi explicite, parce que la foi est pour lui le fondement de la morale.

 

L’enseignement monastique de saint Basile

Importance et rayonnement

Basile ne donna jamais lui-même le nom de « règles » à son enseignement ; il se contenta du titre modeste de « esquisse d’ascèse ». C’est cette dernière rédaction, plus développée et plus détaillée, divisée en Grandes et Petites Règles, qui a supplanté la première. Elle fut réalisée sans doute dans le courant des années 376, 377 ou 378. Il ne s’agissait pas dans son esprit d’un corpus législatif au sens moderne du terme, mais d’une synthèse donnant les bases surnaturelles de la vie monastique.

Les écrits ascétiques de saint Basile ont été répandus très tôt dans le monde grec, grâce à leur qualité spirituelle et à la renommée de leur auteur, mais elles en ont franchi la frontière et furent traduites en syriaque, arménien, en géorgien, en arabe et en slavon, c’est-à-dire partout où fleurit le monachisme, sans compter l’ancienne version latine (Rufin) à laquelle nos occidentaux se sont si longtemps abreuvés. Saint Benoît la recommande dans sa règle. Saint Benoît d’Aniane inséra la règle de st Basile dans son codex regularum. […]

Le monachisme basilien s’imposa rapidement dans tout l’Orient, jusqu’en Palestine où il concurrence le système des laures. Chaque monastère était indépendant et avait son propre typikon (constitutions). Les écrits monastiques de Basile eurent de toute façon de l’influence bien au-delà d’une vie monastique cénobitique du même type. En particulier dans les monastères slaves du Mont Athos, et l’Italie du Sud (monastères de rite grec). Pendant tout le Moyen Âge, les Règles de saint Basile furent lues dans l’Occident latin, sous la forme de leur première rédaction, dans la traduction de Rufin. A la Renaissance le texte grec fut redécouvert et imprimé. [1]

 

Les grands traits du monachisme basilien

Les fondations de Basile portent la marque de son génie organisateur, et ses écrits monastiques achèvent de fixer les principaux traits de la vie cénobitique, déjà mise en place par saint Pachôme : consécration à Dieu par la chasteté, dans une vie commune menée en retrait du monde et une séparation effective d’avec la famille, mais assez proche des villes afin d’être un foyer de rayonnement pour l’ensemble de la communauté chrétienne ; pauvreté volontaire, obéissance stricte, prière (qui doit devenir continuelle attention à la présence de Dieu, tout au long du jour) et travail des mains, dans la poursuite de la perfection évangélique. Notons aussi que Basile préféra toujours des communautés de taille modeste (par opposition aux immenses groupements pachômiens), où le supérieur pouvait être effectivement en contact avec chacun de ses moines, et où le silence pouvait mieux s’observer. Basile voyait la communauté monastique comme un corps où chaque membre complète harmonieusement les autres, à l’image de l’Église ; elle était pour lui le lieu où pouvait se vivre le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, elle offrait aussi au moine la sécurité d’un soutien spirituel, que ne rencontrait pas toujours l’anachorète isolé.

Basile ajoute à l’idéal ascétique proprement dit, comme nous l’avons vu, le souci d’un ministère caritatif : soin des malades, direction spirituelle des hôtes ou des moniales voisines, accueil des séculiers : « En rapprochant les moines des communautés chrétiennes des villes, Basile voyait, au-delà de leur sanctification personnelle, l’utilité de leur présence au milieu des fidèles, comme un ferment dans la masse et comme un organisme actif parfaitement intégré dans le corps mystique plus vaste de l’Église. C’est la conception qui prévalut en Occident et fit, au Moyen Âge, des moines de saint Benoît, les civilisateurs de l’Europe. »

Par tempérament et par formation, Basile aurait eu tendance à identifier vie ascétique et vie chrétienne. Les ascètes ne sont que des chrétiens logiques avec eux-mêmes. Il réagit vigoureusement contre un mysticisme dédaigneux de l’humble observance des commandements et de l’aspect institutionnel de l’Église. Mais il n’y a chez lui aucun légalisme ; cependant il sait que la liberté dans l’Esprit porte à l’obéissance aux commandements, qui se résument dans la charité fraternelle. Chacun des frères a son charisme propre au service de la communauté, le rôle du supérieur sera de le discerner. Il condamne donc l’anachorétisme absolu. Toutefois à la fin de sa vie il admettait parfaitement que certains moines vivent une vie plus solitaire, adossée à la communauté cénobitique. […] C’est à saint Grégoire de Nysse qu’il a laissé le soin de fournir le complément mystique indispensable à ses règles.

Spiritualité des Règles basiliennes

On pourrait facilement comparer saint Basile aux Patriarches de l’Ancien Testament et, particulièrement, à Abraham, pour la profondeur et la fermeté de sa foi, ainsi que pour son obéissance inconditionnelle. C’est bien par cette foi que se retrouvent en lui les grandes vertus théologales de charité et d’espérance qui orientent et dirigent sa conduite : la foi en la promesse qui fonde son espérance et la foi en l’amour de Dieu qui fait s’embraser de charité son propre cœur.

Or, aimer Dieu pour Basile, c’est aimer également sa volonté ; désirer Dieu, c’est désirer sa loi ; aussi l’obéissance aux commandements de Dieu est-elle essentiellement liée à l’amour ; et parce qu’à son tour le premier commandement est celui de l’amour, c’est comme en une spirale ascendante que Basile monte vers Dieu. « Comme le cerf assoiffé de l’eau des fontaines, rappelle-t-il dans PR 157, ainsi mon âme aspire vers toi, mon Dieu » (Ps 41, 1).

Puisque cet amour de Dieu se réalise dans la soumission de notre volonté à la sienne, ainsi pourrait-on dire de saint Basile ce que le Christ disait de lui-même : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jn 6, 34), parole rappelée dans par PR 166. Cette volonté, il la recherche avec une sainte avidité dans l’étude de l’Écriture et surtout de l’Évangile. […]

Dans l’Évangile, Basile trouve plus que des règles de vie, il trouve le modèle parfait dans la personne de Jésus. Aussi l’imitation du Christ reste-t-elle pour lui un souci majeur. Il y revient particulièrement lorsqu’il parle de l’obéissance aux supérieurs et rappelle à plusieurs reprises que, pour le Christ, elle est allée jusqu’au sacrifice de la vie.

S’il faut obéir à Dieu en imitant le Christ, il faut donc garder très constamment le regard de l’âme fixé sur Lui par la pensée, dans la foi (GR 5). C’est la conviction de cette présence de Dieu continuelle qui est un des ressorts de la spiritualité de Basile. Non seulement elle aide à l’obéissance, mais elle suscite en l’âme cette prière constante qui l’unit intérieurement à Dieu.

On pourrait croire que, vivant dans cette perspective de la stricte obéissance, Basile, exigeant et sévère pour lui-même, le fut aussi pour autrui. Animé cependant qu’il était d’une sincère et profonde charité pour son prochain, en qui il voyait des membres du Christ, il fut, au contraire, à son égard toute bonté et toute miséricorde, attentif à servir et à guérir plus qu’à commander et à punir. Telles sont les qualités essentielles qu’il exige du supérieur (GR 24 à 30, 43). Son autorité était toute empreinte de modération. […] Parfaitement équilibré et pondéré, tel était le génie de Basile et tel il nous apparaît dans tout son enseignement.

 

Un extrait des Grandes Règles

L’amour de Dieu ne s’enseigne pas. Personne ne nous a appris à jouir de la lumière ni à tenir à la vie par-dessus tout ; personne non plus ne nous a enseigné à aimer ceux qui nous ont mis au monde ou nous ont élevés. De la même façon, ou plutôt à plus forte raison, ce n’est pas un enseignement extérieur qui nous apprend à aimer Dieu. Dans la nature même de l’être vivant, je veux dire de l’homme, se trouve inséré comme un germe qui contient en lui le principe de cette aptitude à aimer. C’est à l’école des commandements de Dieu qu’il appartient de recueillir ce germe, de le cultiver diligemment, de le nourrir avec soin, et de le porter à son épanouissement moyennant la grâce divine. […]

Il faut savoir que cette vertu de charité est une, mais qu’en puissance elle embrasse tous les commandements : « Car celui qui m’aime, dit le Seigneur, accomplit mes commandements », et encore : « Dans ces deux commandements sont contenus toute la loi et les prophètes ». […]

En recevant de Dieu le commandement de l’amour, nous avons aussitôt, dès notre origine, possédé la faculté naturelle d’aimer. Ce n’est pas du dehors que nous en sommes informés ; chacun peut s’en rendre compte par lui-même et en lui-même, car nous cherchons naturellement ce qui est beau, bien que la notion de beauté diffère pour l’un et pour l’autre ; nous aimons sans qu’on nous l’apprenne, ceux qui nous sont apparentés par le sang ou par l’alliance ; nous manifestons enfin volontiers notre bienveillance à nos bienfaiteurs.  Or, quoi de plus admirable que la beauté divine ? Que peut-on concevoir de plus digne de plaire que la magnificence de Dieu ? Quel désir est ardent et intolérable comme la soif provoquée par Dieu dans l’âme purifiée de tout vice et s’écriant dans une émotion sincère : « L’amour m’a blessée » ?

Ineffables et indescriptibles sont les rayons de la beauté divine ! La langue est impuissante à en parler, l’oreille ne peut l’entendre ! Quand vous diriez l’éclat de l’étoile du matin, la clarté de la lune et la lumière du soleil, tout cela est indigne de représenter sa gloire, et, comparé à la lumière de vérité, est bien plus éloigné d’elle, que la nuit profonde, triste et obscure, n’est distante du midi le plus pur. […]

C’est ainsi que les hommes aspirent naturellement vers le beau. Mais ce qui est bon est aussi souverainement beau et aimable ; or Dieu est bon ; donc tout recherche le bon ; donc tout recherche Dieu.

Il s’ensuit que, si notre âme n’est pas pervertie par le mal, le bien que nous faisons possède en nous-mêmes sa racine. Nous sommes ainsi obligés de rendre à Dieu, comme un devoir strict, cet amour, dont cependant la privation est pour l’âme le plus grand de tous les maux, car l’éloignement et l’aversion de Dieu sont la plus terrible des peines de l’enfer, et même si la douleur ne s’y ajoutait pas, elle serait plus lourde à porter que la privation de la vue pour l’œil, et la mort pour l’être vivant. […]

Que rendrons-nous donc au Seigneur pour tout ce qu’il nous a donné ? Il est si bon qu’il ne demande rien en compensation de ses bienfaits : il se contente d’être aimé !

Grandes Règles, question 2

 

NB : l’édition française de la seule traduction contemporaine des Règles est épuisée depuis longtemps et difficilement accessible. Mais on  trouve une version numérisée des Grandes Règles sur le site www.patristique.org .

[1] Toutes les citations sauf celle de saint Basile en fin d’article, sont extraites de l’introduction du P. Léon Lèbe, o.s.b., à son introduction à la traduction française des Règles monastiques, Maredsous, 1969.

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