Les pères du désert

À partir du IVe siècle, des milliers de chrétiens viennent habiter les déserts d’Égypte, pour y chercher Dieu dans la solitude, la prière incessante, l’ascèse. Ces tout premiers moines se regrouperont en trois colonies de vie anachorétique, Nitrie, les Kellia et Scété. On conserve la trace de leur enseignement dans des recueils d’apophtegmes, où s’exprime toute la sagesse de la vie contemplative la plus authentique, et l’expérience d’homme qui ont longtemps mené le combat spirituel. Parmi les figures les plus connues de ces pères du désert, on peut citer Amoun, Macaire d’Égypte, Arsène, Évagre, Pallade d’Hiérapolis.

 

La communauté chrétienne a connu, dès le départ, des vierges et des ascètes consacrés à Dieu, dans le célibat et la prière. Mais à partir du IVe siècle se fait jour un phénomène nouveau dans l’Église : la vie monastique. Des hommes et des femmes quittent leur milieu de vie habituel, pour aller vivre, soit au désert, soit par la suite en milieu urbain, seuls ou en communautés plus ou moins constituées, un nouveau genre de vie, conçu comme séparé du monde, et entièrement voué à la recherche de la contemplation. L’Église sort alors à peine des grandes persécutions des trois premiers siècles : aux martyrs qui faisaient au Christ le don total de leur vie en acceptant d’être mis à mort, succèdent les moines, qui font ce même don dans le goutte-à-goutte d’une longue vie d’ascèse et de prière.

Le monachisme est apparu dans divers milieux ecclésiaux : Gaule, Syrie, Palestine, Égypte… Mais c’est le monachisme égyptien, et d’abord la figure de saint Antoine, qui a servi de référence. Le mouvement a connu en effet un développement particulier dans ce pays où il est si facile de se retirer au désert, au sens littéral du terme.

Comme nous l’avons vu en étudiant la figure de saint Antoine le Grand, les premiers moines égyptiens se contentaient de vivre à proximité des villages ; Antoine sera le premier, au moins selon la tradition, à s’enfoncer réellement dans le désert pour y vivre à fond sa vie solitaire. Il sera imité par des milliers d’autres, au point qu’on a pu titrer un livre sur le monachisme primitif Et le désert devint une cité (Derwas Chitty).

Le désert monastique égyptien était divisé en trois colonies correspondant à trois degrés d’approfondissement de la vie solitaire.

Nitrie

La première était Nitrie (lieu qui, comme son nom l’indique, contenait des gisements de nitre), à six jours de marche d’Alexandrie. Saint Amoun ou Amonnas, disciple de saint Antoine, y dirigeait plusieurs milliers de solitaires.

La vie communautaire était bien organisée, avec une église, une hôtellerie, des boulangeries et plusieurs ateliers. Mais chaque moine vivait principalement en ermite, priant et travaillant dans sa cellule. La prière consistait principalement en la récitation du psautier, entrecoupée de lectures de l’Écriture sainte. On travaillait de ses mains, un travail simple permettant de continuer à méditer.

Il y avait une petite proportion de vie en commun, spécialement la « synaxe » (réunion liturgique) hebdomadaire pour la messe, mais pas de vie communautaire au sens moderne du mot, avec vœux religieux et obéissance à une règle et à un supérieur. Chaque moine se mettait sous la direction d’un « ancien » qu’il se choisissait et à qui il faisait entièrement confiance pour le former dans les voies de la perfection spirituelle.

On possède encore plusieurs lettres d’Ammonas.

Si quelqu’un aime le Seigneur de tout son cœur et de toute son âme, et s’attache de toute sa force à sa crainte, la crainte lui engendrera les larmes, et les larmes lui engendreront la joie. La joie lui engendrera la force, et par elle, en tout l’âme portera des fruits. Quand Dieu verra que son fruit est si beau, il l’accueillera comme un parfum agréable. En tout Dieu se réjouira d’elle avec ses anges, et il lui donner un gardien qui le gardera dans toutes ses voies pour la conduire au lieu du repos, afin que Satan ne domine pas sur elle. Car quand le diable voit le gardien, c’est-à-dire la force qui se tient autour de l’âme, il fuit l’homme et n’ose pas l’approcher, redoutant la force qui est autour de lui. À cause de cela, bien-aimés dans le Seigneur, vous que mon âme aime, je sais que vous êtes amis de Dieu. Acquérez donc cette force, pour que Satan vous craigne, et que vous agissiez sagement en toutes vos actions. Et ainsi la douceur de la grâce viendra sur vous et augmentera votre fruit. Car la douceur de la grâce spirituelle est plus douce que le rayon de miel, et peu de moines et de vierges ont connu cette grande douceur de la grâce, seulement quelques-uns ici ou là, parce qu’ils n’ont pas obtenu la force divine. Ils n’ont pas cultivé cette force, et c’est pourquoi le Seigneur ne la leur a pas donnée. Car à tous ceux qui la cultivent, Dieu la donne. Dieu est impartial et, à chaque génération, il la donne à ceux qui la cultivent. Acquérez donc enfin cette force divine, pour que vous passiez toute votre vie dans la liberté, la joie et l’allégresse, et pour que l’œuvre de Dieu vous soit facile.

Ammonas, Lettre II

 

Les Kellia

Nitrie fut rapidement victime de son succès : elle était trop peuplée, aux yeux d’Amoun lui-même, qui désira s’enfoncer plus avant dans le désert pour retrouver un recueillement plus strict. Ainsi fut fondée la colonie des Kellia (Cellules), à une journée de marche de Nitrie. On éloigne davantage les cellules les unes des autres, pour retrouver une vie anachorétique ; le site va ainsi rapidement s’étendre sur plusieurs kilomètres. Chaque moine construit lui-même son « monastère », autrement dit un ermitage qui comprend un oratoire, et une pièce servant aux occupations de la vie quotidienne (travail, repas, sommeil) ; il pouvait y avoir davantage de pièces, si le moine accueillait chez lui un ou plusieurs disciples ; à la cellule était rattachée une petite cour avec un jardin potager, et surtout un puits. Pour éviter les excentricités qui se faisaient jour, on en viendra rapidement à porter un habit monastique à peu près uniforme, pauvre sans être misérable.

Les moines jeûnent, veillent, travaillent comme à Nitrie, et bien sûr prient, l’idéal étant de tendre vers la prière continuelle, ancêtre de ce que les orientaux appelleront la « prière de Jésus » (celle du fameux Pèlerin russe). Ils s’astreignent à la garde de la cellule, pour se maintenir dans l’hèsychia (paix du cœur, recueillement) ; on y pratique la « garde du cœur » ou « garde des pensées », pour fuir toute illusion sur soi-même et avoir recours à Dieu sans cesse dans le combat contre les passions.

Il arrivait aux moines plus jeunes de se rendre chez les anciens, à qui ils demandaient « une parole », conseils de sagesse qui donnèrent naissance aux fameux Apophtegme, recueils d’anecdotes et de sentences des pères du désert. L’ouverture du cœur, ou manifestation des pensées, à l’ancien était à la base de la formation du moine, et a constitué la toute première forme de l’obéissance monastique.

Sauf exception, les moines des Kellia, comme ceux de Nitrie, passaient le samedi et le dimanche à l’église communautaire, pour la liturgie, un repas pris en commun et des entretiens spirituels.

Parmi les figures marquantes des Kellia : Macaire d’Alexandrie (†394), grand ascète et prêtre de la colonie monastique ; Évagre le Pontique (345-399), moine intellectuel dont l’enseignement spirituel et métaphysique marquera pour toujours l’histoire du monachisme, en particulier occidental, via Jean Cassien, son plus célèbre héritier ; Pallade, auteur de l’Histoire lausiaque racontant la vie des moines d’Égypte, ordonné en ensuite évêque d’Hiérapolis.

Le désert des Kellia cessera d’exister à la fin du Ve siècle, affaibli successivement par des querelles doctrinales (anthropomorphisme, monophysisme) et par des invasions nomades qui contraignirent les moines à se regrouper en communautés cénobitiques pour assurer leur sécurité.

Scété

Désireux d’une solitude plus radicale, certains moines s’établirent à Scété, à 70 km de Nitrie. À l’origine de cette nouvelle colonie anachorétique, Macaire d’Égypte regroupe autour de lui des disciples attirés par sa sainteté.

On y met l’accent sur une pauvreté rigoureuse et la recherche de la prière continuelle, au long des jours mais aussi des nuits. On prie à partir des psaumes, mais on met surtout en valeur la « prière enflammée », prière silencieuse fervente ancêtre de notre moderne « oraison mentale ». La répétition continuelle de versets de psaumes ou de l’Écriture accompagne aussi le travail. À travers cette prière continuelle se vit la recherche de la pureté du cœur, dans un combat continuel contre les tentations, nombreuses au désert : orgueil, découragement de l’« acédie », tentations de la chair…

D’ordinaire la vie du moine se résumait en effet à « garder sa cellule » — conseil souvent répété par les anciens — dans laquelle le temps se déroulait suivant un schéma immuable : levé après minuit, il récitait l’office de nuit, puis priait silencieusement jusqu’au matin. Dès qu’il y avait assez de lumière, il se mettait au travail, consistant la plupart du temps à tresser des corbeilles. Le travail se prolongeait jusqu’à midi ou jusqu’à la neuvième heure ; c’est à ce moment, au milieu de l’après-midi, que l’on prenait l’unique repas du jour. La fin de l’après-midi pouvait servir à la lecture, ou éventuellement à rendre visite à un « ancien ». Au coucher du soleil on récitait les vêpres, puis on se retirait pour le sommeil.

Scété présentait l’immense avantage d’être loin de tout, et celui qui venait s’y cacher savait qu’il ne serait pas souvent dérangé; cette quiétude tant désirée lui permettait précisément « d’être moine », c’est-à-dire de « s’entretenir seul avec Dieu nuit et jour ».

Ugo Zanetti, Monachisme à Scété hier et aujourd’hui

Après Macaire, le plus célèbre des moines de Scété est Arsène, père de l’ « hésychasme », dont la devise était : « Fuis [les hommes], tais-toi et demeure dans l’hèsychia (paix intérieure). » De nombreux apophtegmes nous le font mieux connaître.

On disait d’abba Arsène que, le soir du samedi, alors que le dimanche s’apprêtait à resplendir, il tournait le dos au soleil et tendait ses mains vers le ciel en priant jusqu’à ce que de nouveau le soleil éclairât sa face. Alors il s’asseyait.

 

Les apophtegmes

Les apophtegmes, auxquels nous avons fait allusion plus haut, ont été rédigés à la fin de l’âge d’or du désert égyptien, au Ve siècle. Ils sont une relecture écrite d’une tradition orale, témoin de l’enseignement très personnalisé des anciens à leurs disciples. Ces apophtegmes ne donnent pas un enseignement mystique ou spirituel systématique : il faut savoir le lire entre les lignes, en comprenant que le but des conseils ascétiques donnés aux moines (une ascèse corporelle, mais surtout la garde du cœur et le discernement des esprits) était toujours de progresser dans l’union avec le Christ pour qui on avait tout quitté ; cela allait de soi, et le contenu de la prière « enflammée » n’avait pas à être révélé à d’autres qu’à Celui qui l’avait inspirée. Mais on peut se faire une idée de l’idéal spirituel de ces premiers solitaires en méditant l’apophtegme suivant :

Abba Lot va trouver abba Joseph et il lui dit : « Abba, selon ma force, je récite un office court. Je jeûne un peu, je prie, je médite, je vis en étant recueilli. Dans la mesure du possible, j’essaie de rendre mes pensées pures. Qu’est-ce que je dois faire de plus ? »

Alors abba Joseph se lève. Il étend les mains vers le ciel et ses doigts deviennent comme dix lampes de feu. Il dit à abba Lot : « Si tu veux, deviens tout entier comme du feu. »

Les apophtegme, lus aujourd’hui, conservent toute leur vigueur, et peuvent inspirer puissamment toute vie de recherche authentique de la sainteté. Loin d’y être dépeints comme des « super-héros », les moines y conservent toute leur humanité, leur bon sens, et cherchent humblement à se donner à Dieu dont « la grâce se déploie dans la faiblesse », en l’appelant au secours quand la tentation les menace. Rien de plus miséricordieux qu’un ancien buriné par toute une vie en cellule !

Cet enseignement des pères du désert sera systématisé par Évagre, Macaire, Cassien et quelques autres, que nous étudierons pour eux-mêmes.

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